Sa Majesté chez les Nippons [Épisode 34]

 

Le Fourth of July était une soirée très courue : on y croisait un député japonais, membre du groupe d’amitié Japon-États-Unis à la Diète, les maires et les officiels de toutes les villes du Kansai, de grands chefs d’entreprise nippons ainsi que tous les consuls étrangers en poste dans la région. C’était le moment ou jamais d’en profiter pour étoffer son réseau de relations et chacun venait avec un stock de cartes de visite qu’il distribuait le plus largement possible.

Pierre-Victor arriva dans le hall de l’Hôtel Impérial, un des établissements les plus chics de la ville. Il fut accueilli dès l’entrée par du personnel parfaitement bilingue anglais et très professionnel.

On l’accompagna à l’étage où se trouvait un gigantesque lobby donnant sur des salles de gala d’une taille démesurée et on le dirigea vers une table où toutes les accréditations, plusieurs centaines, étaient disposées selon un ordre protocolaire bien précis. Il retrouva son nom dans la deuxième partie, noyé parmi la soixantaine de diplomates étrangers invités.

Sir Kyushiodo ? demanda l’hôtesse en prononçant à l’anglaise un nom qu’elle avait du mal à déchiffrer.

— Cusseaud ! Pas Clueshido ! Cusseaud ! s’écria-t-il.

La jeune femme resta de marbre, lui tendit son badge et le salua d’un signe de tête tout en indiquant de la main l’entrée du salon où allait se tenir la réception :

Would you please, Sir(1)?

Pierre-Victor n’eut pas d’autre choix que de s’exécuter.

Il s’avança vers l’entrée où des membres du consulat se tenaient en ligne afin d’accueillir leurs invités.

Welcome Sir.

— Fanck you, dit-il pour les remercier(2).

Alors qu’il progressait dans le hall, il entendit des ricanements dans son dos. Quand il se retourna, les jeunes gens se figèrent et regardèrent ailleurs.

Sa Majesté grimaça. Pauvres imbéciles ! Mais, hélas, c’est le lot des grands de ce monde que d’être jalousés par plus petits que soi. Il fit demi-tour en haussant des épaules. Les gloussements reprirent de plus belle.

Il n’eut pas de mal à repérer son homologue : c’était le seul auprès de qui évoluait un essaim de costumes-cravates. Il se fraya doucement un chemin.

How do you do(3)?

— Euh, you rimembeur mi. Pierre-Victor Cusseaud, ze consul général de France(4).

Oh, yes. I do remember you, Sir. Well. Have a very nice time(5).

Le diplomate américain saluait déjà d’autres personnes. Pierre-Victor resta un instant sans bouger puis se tourna vers le premier individu qui venait dans sa direction.

— Bonjour.

Le Japonais auquel il s’adressait lui fit juste un signe de la tête sans le regarder avant de s’éclipser dans la foule à la suite du consul général américain afin de lui remettre sa carte de visite et d’obtenir, honneur suprême, la sienne.

Sa Majesté s’amusait de voir tous ces gens qui se démenaient pour approcher le grand chef amerloque uniquement dans l’espoir de se procurer ce misérable bout de papier. Au moins, en France, se dit-il, nous savons garder notre dignité et nous ne courons pas la gueuse de cette manière.

Il regarda autour de lui espérant voir quelques têtes connues. Il repéra des collègues dans la foule. Il alla saluer les consuls généraux de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des Pays-Bas qui discutaient entre eux. Puis la cérémonie débuta.

Le député nippon prit alors la parole en premier.

Quelle drôle d’idée que de faire un discours en japonais ! pensa Pierre-Victor. La moindre des politesses eut été de parler en anglais.

Puis, ce fut le tour du consul qui se mit, lui aussi, s’adressa à son auditoire dans la langue de Bashō(6).

Sa Majesté soupira. Jamais un tel affront n’aurait eu lieu lors d’une réception française. Quel manque de tact que de s’exprimer dans la langue du pays d’accueil ! Cela ne se fait pas ! Ce serait indigne de la France de s’abaisser à pareille mascarade !

 

La soirée touchait à sa fin, alors que la plupart des convives commençaient à partir, Pierre-Victor fut abordé par John, le francophile du consulat.

Bonsoâr Sir, vous me reconnaissais. Je souis John, votre guide.

— Ah, oui. Bonsoir, John. Comment allez-vous ?

— Vous savez. Je n’ai pas piou vous le dire lors de votre visite mais je pense que la France a raison et que les United States se trompent. Une invasion dans un pays du Gulf n’est pas une bonne chause. C’est vraiment dommage, tout cela.

— Mais, mon cher, la guerre contre le terrorisme est une chose sérieuse. Que deviendrions-nous si on ne pourchassait pas ces hérétiques qui tuent des innocents au nom d’une religion totalement archaïque ?

— Euh…

— D’après vous, on devrait gracier ces tueurs d’innocentes personnes, d’enfants ?

— C’est que…

— La guerre contre le terrorisme est ce qu’il y a de mieux. Cela montre à ces pauvres minables qui vivent encore à l’ère du Moyen-Âge qui est le chef. Vous pensez que l’ONU aurait pu être créée dans un de ces pays arriérés ? Bien sûr que non ! Ils ont beau avoir plein d’argent, plein de pétrole, ils sont incapables de se conduire en gens civilisés. Ils ont de l’essence à ne plus savoir quoi en faire, ils nous étranglent avec des prix artificiellement élevés et tout ce qu’ils veulent, c’est envahir leurs voisins pour en avoir encore plus ! Il faut leur montrer qui gouverne réellement le monde !

— Euh…

— Et qui c’est qui gouverne réellement le monde, hein ? Je vous le donne dans le mille ! C’est nous, les Occidentaux, les Européens aidés de leurs fidèles alliés nord-américains. C’est une honte que la France a refusé la main tendue par votre Président. Nous devrions être à cent pour cent derrière vous au lieu de tergiverser comme de pauvres femmelettes stupides. Vous savez, ce gouvernement est dirigé par des couilles molles qui refusent de s’engager uniquement dans le but d’épargner leur électorat communautaire. C’est une honte ! La France se retrouve montrée du doigt par la communauté internationale pour des raisons de cuisine politique interne. On passe pour des minables aux yeux de tous pour des… des peccadilles.

— Des peccadilles ?

— Des trucs sans importance, si vous voulez.

— Ah…

John n’en demandait pas tant. Il n’avait pas tout compris du discours enflammé de Sa Majesté mais il en avait saisi les grandes lignes. Il prit poliment mais rapidement congé du consul.

Après son départ, Pierre-Victor prit une profonde inspiration. Grâce à lui, la France venait de donner une leçon de diplomatie aux États-Unis. Il avait défendu les intérêts d’une nation, sans laquelle l’Amérique ne serait qu’une misérable colonie britannique.

Sans nous, ces Ricains seraient tous en train de boire du thé, le petit doigt en l’air. Ils ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont eue de nous avoir comme alliés !

Le menton levé, il regarda tout autour de lui puis sortit dans l’indifférence générale parmi les bruits de verre des bouteilles que l’on rangeait.

Le 14 juillet de cette année allait être somptueux. Il n’aura rien à voir avec cette petite sauterie U.S. Ce sera alors le triomphe de la diplomatie française, son triomphe.

 

 

 

(1) Je vous en prie, Monsieur.

(2) Merdi. (Thank you : je vous remercie. Fuck you : je vous emm…)

(3) Comment allez-vous ?

(4) Heu, vous me reconnaissez. Pierre-Victor Cusseaud, le consul général de France.

(5) Oh, oui ! Je me souviens très bien de vous, Monsieur. Passez un très bon moment !

(6) Bashō Matsuo (1644-1694), un des maîtres classiques du haïku japonais.

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