Sa Majesté chez les Nippons [Épisode 35]

 

— Tout le monde est là ? demanda Pierre-Victor en inspectant du regard toute son équipe. Parfait ! On peut commencer alors.

Murakami, Atsumi, Fujisaki et Konda étaient installés dans le canapé opposé à la baie vitrée. Face à eux, se trouvaient Kuruma, Turbot-Vaquin, son second et les deux stagiaires. Les deux clans n’étaient séparés que par une longue table basse au bout de laquelle, faisant face au bureau du consul, était assise Madame Tatin profondément enfoncée dans le seul fauteuil de la pièce. À l’autre extrémité, Sa Majesté était restée à sa place, siégeant à la table de commandement.

—Bien ! Comme vous le savez tous, j’ai été invité à la fête nationale américaine, le Forfe offe Jioulaï. Ainsi que vous pouvez l’imaginer, la cérémonie était juste passable, pour ne pas dire médiocre, bien en deçà de ce que l’on serait en droit d’attendre d’un consulat général américain. Je ne vais pas m’appesantir sur les discours ennuyeux qui y ont été prononcés. La diplomatie est l’école de l’humilité : moins on en fait, mieux c’est. Et tout était trop grand : les salles de réception, les parts de nourriture… La folie des grandeurs ! Je me suis assuré avec Kuruma que nous n’avions pas le même traiteur. Heureusement, je peux me reposer sur des professionnels, ici, au sein de cette équipe, ajouta-t-il en la regardant de manière appuyée. Et ce monde ! Ah ! Mon dieu ! Vous auriez dû voir ça : trop de monde, trop de bruit, impossible de parler tranquillement avec le consul général, toujours dérangé pour des broutilles.

Fujisaki jeta un coup d’œil à Konda.

— Des broutilles ? Dō iu imi ? Qu’est-ce que c’est ?

Tsumaranai koto. Des choses sans importance.

Pierre-Victor les fusilla du regard.

— Que se passe-t-il ? dit-il, la voix remplie d’une colère froide prête à exploser.

— Rien d’important, lui répondit son secrétaire.

— Mais encore ?

— Fujisaki me demandait où avait eu lieu la réception pour la fête nationale américaine, souffla-t-il du bout des lèvres.

— Ah… Comme on pouvait s’y attendre, ils avaient choisi un hôtel de style américain, très impersonnel et d’une laideur affligeante.

— Ce n’était pas l’Hôtel Impérial, par hasard ? osa Fujisaki.

— C’est fort probable. Si vous croyez que l’on s’attache à de tels détails...

Konda soupira : il n’y avait pas plus prestigieux que l’hôtel Impérial d’Osaka à l’exception peut-être de son grand frère à Tokyo. Celui-ci avait été construit au milieu du XIXe siècle, tout près du Palais impérial à l’initiative du ministre des Affaires étrangères de l’époque pour accueillir les hôtes de marque. Au fil des ans, il était devenu la référence en matière d’hôtellerie au Japon. Il n’était guère étonnant que les Américains aient choisi celui d’Osaka pour leur fête nationale.

— Enfin bref, continua Pierre-Victor. Nous ne disposons pas des moyens financiers et humains du consulat américain mais notre Quatorze Juillet à nous, sera, lui, totalement différent. Voyons, j’ai le programme sous les yeux. Kuruma, auriez-vous l’obligeance de le distribuer à tout le monde ici présent ?

Elle se leva et en fit la distribution à l’ensemble de l’équipe du consulat. Les membres de la Mission économique en avaient déjà reçu un exemplaire. Le grand chef attendit que son assistante ait terminé puis il se mit à lire.

— 14 heures 30. Fermeture du consulat et départ pour l’hôtel Nikko à Shinsaibashi. D’après ce que m’a expliqué Kuruma, c’est direct en métro depuis ici donc vous savez ce que vous avez à faire. Une fois sur place, normalement, tout aura déjà été installé sous la supervision de Kuruma. Vous n’aurez plus qu’à prendre place à l’accueil où Atsumi, Murakami, Fujisaki et Géraldine s’occuperont de vérifier les invitations. Il est prévu que vous récupériez les cartons d’invitation pour qu’il n’y ait pas de resquilleurs. Konda restera avec moi pour accueillir nos hôtes japonais et Kuruma s’occupera du déroulé de la réception. Des questions ?

A l’évocation de son nom, Konda fit une grimace. Depuis que l’organisation du Quatorze juillet avait été confiée à Kuruma, il souffrait le martyre et éviter d’en laisser paraître mais il était comme un bonze sur des charbons ardents : tant qu’il était concentré à ignorer ses souffrances, tout allait bien mais la moindre distraction lui enlevait tous ses moyens et, alors, la douleur lui revenait toujours plus cuisante.

Il faisait de son mieux pour paraître invisible aux yeux de ses collègues, ce qui les arrangeait car ils évitaient de lui parler ou même de le regarder : Konda avait perdu la face devant le nouveau consul et il était devenu un paria au sein du consulat. La situation était devenue intenable pour tout le monde.

Pierre-Victor balaya du regard tout son petit monde. À l’exception des personnes de la Mission économique, chacun avait le nez dans son programme. Sa Majesté prit une grande inspiration avant de continuer.

— Les convives doivent commencer à arriver vers seize heures. Comme cela prend du temps et que nombreux seront les retardataires, le discours –mon discours– commencera à 17 heures précises. Une courte allocution même si le moment est historique puis, et ce sera le clou du spectacle, notre hymne national, la Marseillaise, sera entonné par une célèbre soprano japonaise, accompagnée à la harpe. Le buffet sera ensuite ouvert.

Pierre-Victor fit une pause. À nouveau, il prit une longue inspiration.

— Des questions ?

Aucun bruit ne se fit entendre.

— Un programme prometteur, se hasarda le chef adjoint pour meubler le silence qui commençait à devenir gênant.

— Vous trouvez ? Vous vous rendez compte : une soprano japonaise qui va chanter en français, c’est extraordinaire, n’est-ce pas ?

— Avec un accompagnement à la harpe, renchérit Kuruma qui était toute fière de son idée.

— Une voix féminine et un instrument de musique cristallin permettront d’adoucir ce chant guerrier qu’est la Marseillaise, précisa Sa Majesté.

— Quelle idée merveilleuse !

Tout le monde se tourna vers la consule adjointe qui venait de prendre la parole pour la toute première fois depuis le début des réunions. Konda interrogea Atsumi du regard. Elle fit oui de la tête. Madame Tatin avait en effet les yeux un peu trop brillants.

— Je suis ravi que cela vous plaise, dit Pierre-Victor avec un sourire méprisant.

Il allait conclure lorsqu’il se souvint d’un dernier détail.

— Au fait, j’ai appris quelque chose de très intéressant ce matin.

Il fit de nouveau une pause. Il observa alors son auditoire un par un pour s’assurer qu’ils l’écoutaient bien.

Ce n’est pas bon signe, pensa Konda qui se mit nerveusement à tortiller des fesses sur le canapé. Il scruta fébrilement Murakami qui se tourna vers Atsumi qui lui lança à son tour un regard dubitatif. Mon dieu, quelle idiotie allait-il encore inventer ?

Puis Pierre-Victor se redressa sur son siège, leva le menton et, l’air satisfait de lui-même, reprit la parole qu’il avait monopolisée pendant toute la réunion.

— Savez-vous quel est l’ancien nom d’Ozaka ? dit-il tout sourire.

Là encore, personne ne répondit.

— Ça alors ! Mais vous ne savez pas quel est l’ancien nom de la ville d’Ozaka ?

Rayonnant de suffisance, le consul parcourut son assemblée à tour de rôle. Fujisaki avait enterré son visage dans ses cheveux, Atsumi s’était transformée – c’était son camouflage et son armure préférés – en une petite mamie idéale au doux sourire et au regard attendrissant. À l’intérieur, elle fulminait mais n’en laissait rien paraître. Comment peut-il oser poser une telle question ? Et toi, tu la connais la capitale de la France ? Baka da yō ! Pauvre abruti ! pensa-t-elle, tout en souriant harmonieusement.

Lorsque Sa Majesté croisa les yeux un peu trop illuminés de son adjointe, il eut une moue de mépris et se tourna rapidement vers Konda. Mal à l’aise, ce dernier lui décocha un superbe sourire de façade.

— Sakaille ! s’exclama-t-il soudainement.

Konda sursauta : Sakai (qui se prononce Sakaï) était l’agglomération que l’on traversait pour se rendre à l’aéroport international du Kansai. Elle était connue pour abriter de magnifiques sépultures en forme de trou de serrure, les kofun, et pour avoir accueilli les tout premiers « barbares de l’Est », les Jésuites portugais venus évangéliser le Japon au XVIe siècle avec le succès que l’on connaît. Tout le monde savait cela ; tout le monde sauf le consul général de France en poste à Osaka.

Madame Tatin fit mine de dire quelque chose. Elle avait conscience que Pierre-Victor s’était trompé mais elle ne se souvenait plus de l’ancien nom de la ville d’Osaka. Alors qu’elle ouvrait la bouche, il se tourna vers elle, le regard dédaigneux. Elle se ratatina dans son fauteuil tout en baissant la tête. Elle n’avait pas beaucoup de jugeote mais elle savait qu’il était préférable de se taire lorsqu’un supérieur hiérarchique se trompait.

Un lourd silence s’était abattu sur la réunion, brutalement interrompu par le claquement de mains du consul qui mettait théâtralement fin à cette mascarade.

— Merci tout le monde ! dit-il.

Toute l’équipe du consulat se leva en même temps, à l’exception de Madame Tatin qui avait du mal à s’extraire du fauteuil un peu trop profond. Magnanime, un des stagiaires lui tendit la main pour l’aider.

— Mais quel gentleman, dit-elle en gloussant. Merci, jeune homme.

Et elle partit toute guillerette s’enfermer dans son bureau.

Konda se releva doucement, encore groggy d’être resté aussi longtemps sans bouger. Il se tourna vers la large baie vitrée qui donnait sur le château d’Osaka et aperçut au fond les ruines de Naniwa, l’ancien nom de la ville et, désormais, celui d’un de ses quartiers où se trouvaient notamment toutes les administrations officielles de la région dont la préfecture où Pierre-Victor s’était rendu à de nombreuses reprises. Il poussa un long soupir.

 

Une fois seule, Sa Majesté se mit à parler à voix haute.

— Ça caille, ça caille. Ça caille à Sakaille. Ah, ah, ah… Ah, ces Nippons, toujours le mot pour rire.

 

Il était comblé. Tout lui réussissait : Il tenait son navire d’une main de fer et ses employés se comportaient comme des chiens dociles prêts à lécher la main qui donnait le fouet. Son secrétaire, cet imbécile présomptueux et orgueilleux avait été remis à sa place. Comment un minable petit secrétaire peut-il se permettre de me dire à moi, Pierre-Victor Cusseaud, consul général de France, ce que je dois faire dans cette partie du monde ! Inadmissible ! Ce merdeux a bien été torché ! Cela lui apprendra à vouloir décider à ma place. Au moins, il aura compris la leçon et il ne me fera plus ch… ! C’en est fini d’aller inaugurer les pâquerettes au fin fond du Japon. Fini, fini, fini !

Pierre-Victor était parvenu à mater les sans-grades et à plaire aux grands chefs. Il était le meilleur. Tout se passait au mieux et ce 14 juillet allait être l’aboutissement du travail extraordinaire qu’il venait d’accomplir en si peu de temps.

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