Sa Majesté chez les Nippons [Épisode 5]

 

Konda avait appris la nomination du nouveau consul par un télégramme diplomatique que la consule adjointe avait laissé traîner par une négligence toute volontaire sur son bureau. Il s’était alors rendu sur le plateau consulaire où travaillaient ses collègues.

Comme Akiko Atsumi était l’aînée et la plus ancienne, il s’adressa à elle en premier. Personne ne savait son âge exact mais elle devait bien avoir plus de soixante ans. De petite taille, le dos courbé et le pas lent, elle paraissait totalement inoffensive mais elle veillait sur les finances du consulat comme une lionne sur ses petits.

Ohayō gozaimasu. Bonjour Atsumi. Vous aviez raison : nous allons changer de consul très prochainement.
— Un de moins, un de plus, répondit-elle froidement sans lever la tête de sa comptabilité.

— Il s’appelle Cusseaud Pierre-Victor.
— Oh, non ! kuso(1) ! C’est pas vrai ?
— Si, si.
— Mais que va-t-on faire ? Bonjour, je vous présente Monsieur Merde… On aura l’air de quoi ?
Nani, nani ? Que se passe-t-il ? fit Harumi Murakami qui, intriguée par leur conversation, s’était rapprochée du groupe, rapidement rejointe par Yukié Fujisaki.

Murakami était presque aussi âgée qu’Atsumi mais on lui donnait facilement dix ans de moins. Vive et toujours souriante, elle avait un petit côté rustique qui tranchait avec l’allure raffinée de Fujisaki, la plus jeune de la chancellerie, toujours célibataire à trente ans passés.

Murakami s’occupait de l’État civil et de toute la paperasse dévolue aux Français vivant dans cette région du Japon alors que Fujisaki avait les fonctions les plus ingrates comme gérer les bourses scolaires et les parents d’élèves, se coltiner les voyageurs en difficulté et visiter les détenus français dans les prisons nipponnes.

— Notre nouveau consul… commença Konda
— S’appelle Kuso, coupa Atsumi.

Murakami mit sa main à sa bouche pour marquer sa surprise et Fujisaki se mit à glousser.
— Mais quel nom stupide ! s’exclama la première.
— C’est pas possible ! renchérit la seconde.
— Si, leur répondit Konda.

Dôshiyô ka ? Comment va-t-on faire ? fit Murakami en se tournant vers la jeune femme.
—On peut toujours dire Ku-u-so, suggéra Konda qui avait réfléchi au problème.
— Non, cela ne va pas. Ku-u-so signifie « vain, futile ». Pourquoi pas Ku-u-so-u ?
— Oui mais Ku-u-so-u veut dire imaginaire, fantaisiste.
— Et Ku-u-so-o ? Cela ne veut rien dire.
— Oui, tu as raison, va pour Ku-u-so-o.

Konda regarda rapidement ses collègues les uns après les autres, chacun fit un signe de tête d’acceptation. Le nouveau consul allait donc s’appeler Ku-u-so-o, du moins officiellement.

— Au fait, il vient du Quai d’Orsay ? demanda Atsumi.
— Non.
— Comment ça ? Et l’alternance, qu’est-ce qu’ils en font ?

Konda esquissa un sourire de gêne et ne répondit pas.

— Cela fait déjà deux ans que l’on se tape la consule adjointe et il va falloir continuer avec elle ? Ah, non, c’est pas possible. Pourquoi on n’a pas de vrai consul pour changer ? Si le nouveau vient de Bercy, cela veut dire qu’il ne va pas mettre les pieds au consulat et qu’il va falloir se débrouiller tous seuls.
— Comme d’habitude.

Le commentaire de Fujisaki, bien que tout à fait légitime, ne fit qu’énerver encore plus Atsumi.

— Oui mais y’en a marre. Comme d’habitude ! C’est pas notre travail. Et voilà que je mets un incapable de plus à la tête du consulat. Qui c’est qui va faire tout le boulot ?
— La consule adjointe ? suggéra Murakami en haussant les épaules.

Tout le monde se regarda et éclata soudain de rire.

C’est alors que l’adjointe du consul général, Madame Tatin, ouvrit la porte de son bureau.
— Je vois que l’on s’amuse bien, ici. Vous en avez de la chance.

Malgré ses paroles qui pouvaient laisser penser le contraire, elle souriait aimablement. Elle semblait sobre mais lorsqu’elle se mit à rire à son tour, d’un rire froid et grinçant, ils comprirent que le déjeuner avait été encore une fois de plus bien arrosé.

— Vous en avez de la chance, répéta-t-elle d’une voix lasse et elle retourna s’enfermer dans son bureau.

Konda en profita pour s’éclipser rapidement. Il n’avait pas envie d’entendre la suite des récriminations d’Atsumi

 

 


(1) Kuso, que l’on prononce kousso, signifie « merde » en japonais et c’est à la fois un juron et une insulte au Japon.

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