Sa Majesté chez les Nippons [Épisode 53]

 

Exceptionnellement, le mont Fuji ne portait pas sa sempiternelle couronne de nuages qui le dissimulait aux yeux des passagers qui prenaient le shinkansen entre Kyoto et Tokyo. Le consul n’eut aucun regard pour ce sommet si majestueux, recouvert d’une neige qui évoquait un kimono blanc digne d’un empereur et qui étincelait dans un ciel bleu lumineux.

Toute cette beauté le laissait indifférent car il avait la tête ailleurs : il se rendait à un rendez-vous prestigieux. Lui seul savait et il savourait cet instant de gloire. D’autant que l’ambassadeur l’avait invité à se joindre à lui après la réception, sans doute pour lui confier une mission de la plus haute importance après le succès éblouissant que fut le voyage du ministre dans le Kansai.

Il regarda autour de lui. Il ne vit que des salarymen habillés en pingouins qui prenaient le train pour le travail ou des couples de retraités qui venaient rendre visite à leurs enfants vivant dans la capitale. Il y avait quelques gaijin mais principalement des Anglo-saxons dont les costumes chiffonnés révélaient qu’ils étaient en déplacement pour affaires au Japon. Ils vaquaient tous à leurs misérables occupations. Mais, lui, Pierre-Victor Cusseaud, allait au-devant d’un événement mémorable, historique.

Tous ces pauvres gens qui se trouvaient autour de lui n’avaient aucune idée de son destin prodigieux. Lui, le consul général de France, le pays de la Révolution française, des droits de l’homme, qui a vu naître Napoléon, Flaubert et… et… tant d’autres hommes illustres. Lui, il allait rencontrer celui que l’on ne rencontre pas : le souverain suprême de l’empire du Soleil levant, le descendant d’une lignée légendaire, le fils d’Hiro-Hito, celui-là même qui avait osé défier les Américains sur leur propre sol.

Arrivé en gare de Tokyo, il prit un taxi qui l’emmena au Kokuritsu Gekijō, le Théâtre national du Japon, proche du palais impérial, où devait se tenir la cérémonie pour la remise du prix du Soleil levant.

Cette récompense était attribuée à un obscur écrivain qui était aussi diplomate mais dont Pierre-Victor n’avait jamais entendu parler et dont il se moquait royalement. Lorsque la secrétaire du conseiller culturel de l’ambassade de Tokyo lui avait demandé s’il désirait recevoir une invitation, il avait failli refuser. Heureusement, il n’avait pas jugé opportun de lui répondre tout de suite. Lorsqu’il apprit que l’empereur du Japon serait présent, il accepta l’invitation avec un empressement inhabituel.

Une fois sur place, il rejoignit rapidement la délégation française composée de l’ambassadeur accompagné de son premier conseiller, du deuxième et du troisième. Il voulut saluer son supérieur hiérarchique mais il ne put l’approcher tant il y avait de monde. Plusieurs grands patrons de groupes français installés au Japon étaient présents. À leurs côtés se trouvaient les ambassadeurs de Grande-Bretagne, d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne. Il y avait même une délégation estonienne aussi fournie que la française. À côté patientaient les Américains venus en force mais en nombre inférieur aux Chinois et autres nations d’Asie.

Tout ce petit monde entra dans une immense salle de conférence.

 La cérémonie débuta. Les délégués français se saisirent des écouteurs pour écouter la traduction. Les Russes et les Américains dédaignèrent les petits boîtiers noirs. Pierre-Victor en fit de même, non pas qu’il comprît la langue mais parce qu’il savait que le contenu du discours ne serait qu’un enchaînement de platitude sans intérêt. Et puis, il ne voulait pas avoir l’air ridicule, il y avait des photographes et des cameramen dans la salle.

Plusieurs interlocuteurs prirent la parole. L’ambassadeur américain au nom de famille à consonance russe fit un discours entièrement en japonais. Comment peut-on s’abaisser à ce point ! Il était totalement exclu qu’un ambassadeur français parle dans une autre langue que le français, cet idiome si admirable. Tout le monde ou presque prit la parole. Déjà, deux heures d’un ennui mortel, heureusement, notre ambassadeur fit une intervention parfaite comme d’habitude.

Puis, tout s’arrêta. La longue litanie des discours était terminée. Un léger brouhaha s’éleva de la salle. Une voix solennelle surgit de nulle part. Tous les Nippons présents dans la salle se levèrent promptement et se figèrent, le corps plié en deux à quarante-cinq degrés exactement. Dans un même ensemble, les têtes se tournèrent vers la gauche de l’estrade. Un petit homme avec une grosse tête apparut. C’était l’empereur.

Pierre-Victor retint son souffle. C’était donc lui ! Mais… Mais… C’est juste un bridé de plus ! Et dire que je me suis venu exprès à la capitale pour le voir. Quelle déception ! En même temps, on est quand même au XXIe siècle ! pensa-t-il. C’en est fini de ces lignées royales ou impériales qui sont à bout de souffle. Seuls importent les gens qui ont su, grâce à leur intelligence et à leur savoir-faire, s’élever dans la société pour occuper des postes prestigieux, comme moi. C’en sera bientôt fini de ces personnes dont le seul mérite est d’être bien nées. Le nouveau millénaire appartient aux grands hommes qui se sont débrouillés seuls pour arriver là où ils sont. Ils sont l’avenir de ce siècle.

Puis vint la remise de la récompense. Pierre-Victor commençait sérieusement à se déhancher sur son siège qu’il trouvait de plus en plus inconfortable. Le discours du récompensé était interminable. Sa Majesté n’avait qu’une hâte : sortir suffisamment vite de sa rangée pour se rapprocher de son ambassadeur afin de lui rappeler son existence et récolter des lauriers mérités pour avoir eu l’ingénieuse idée de fermer le bureau des visas et pour avoir mené à bien la visite officielle d’un ministre français dans la région du Kansai.

 Enfin, la cérémonie se termina. Pierre-Victor se leva rapidement, bouscula quelques personnalités et s’approcha furtivement de l’ambassadeur.

Ce dernier parlait avec son homologue allemand. Sa Majesté ne pouvait pas l’interrompre alors il attendit stoïquement qu’ils terminent tout en les suivant comme leurs ombres. Henri-Aymard Gauldrée de Bazancourt ne supportant plus qu’on le talonne ainsi prit congé de son homologue allemand et se tourna agacé vers Pierre-Victor.

— Ah ! Mon cher Cusseaud, on se voit tout à l’heure dans mon bureau ?

— Oui, Monsieur l’ambassadeur. Je… Vous… Euh…

— Tout à l’heure !

— Tout à l’heure, Monsieur l’ambassadeur. Dans votre bureau.

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