Sa Majesté chez les Nippons [Épisode 39]

 

Enfin, le jour était arrivé ! L’avion de Babu, le serviteur népalais, devait atterrir en fin de matinée et Kuwabatake fut désigné pour aller le récupérer.

Il aurait été difficile de dire qui, de Pierre-Victor ou de l’ensemble du consulat, était le plus excité dans l’attente de ce moment si important.

Lorsque le jeune homme, tout frais malgré la dizaine d’heures passées dans l’avion, pénétra dans l’enceinte du consulat, il fut accueilli par Konda qui avait reçu des consignes strictes de la part de Pierre-Victor. Ce dernier mourrait d’envie de le rencontrer d’autant qu’il l’avait vu en photo, mais, en tant que maître, il devait d’abord inculquer à son serviteur le b.a.-ba de son métier et donc préciser dès le début qui donnait les ordres et qui les recevait. Il le fit donc poireauter tout l’après-midi.

Discipliné, Babu passa plusieurs heures assis seul dans les fauteuils jouxtant le secrétariat. De temps en temps, le personnel du consulat passait devant lui. À chaque fois qu’il croisait le regard de quelqu’un, il avait un sourire d’une grande douceur, presque enfantin. Murakami et Atsumi avaient remarqué sa beauté et sa grande jeunesse.

Hansamu-ne ? Il est beau garçon, tu ne trouves pas ?

Kawaisō-ne. Quel dommage, n’est-ce pas ?

— Oui, la vie est vraiment injuste.

Babu ne parlait ni japonais, ni français. Comme l’anglais était une langue peu pratiquée au consulat, tout dialogue était difficile entre le jeune serviteur et les employés. La communication passait par les yeux et le visage, surtout avec la gent féminine du consulat qui semblait bien l’apprécier et qui passait plus que d’habitude dans le couloir. L’excuse était d’aller voir Konda pour lui demander des renseignements. Ce dernier s’amusait de voir le défilé de ses collègues qui n’étaient jamais venues aussi souvent dans son bureau.

Enfin, vers seize heures, Pierre-Victor daigna recevoir son serviteur. Il était ravi de voir un aussi beau jeune homme avec des traits d’une grande finesse et un regard si attendrissant. Il regrettait presque qu’il ne soit pas orphelin. Il aurait tant aimé l’adopter, le prendre sous son aile pour le protéger. Mais Sa Majesté ne se laissa pas attendrir. Si cela se trouve, c’est une manœuvre pour m’apitoyer ou pour que j’augmente son salaire. Non, Pierrot, ressaisis-toi ! Tu es le maître ! C’est ton domestique ! À toi de montrer qui commandes !

Sa Majesté se lança alors dans un discours interminable en anglais. Babu ne comprit pas un traître mot mais opinait du chef à chaque fois que le regard de son nouveau maître se posait sur lui. On l’avait prévenu de ce qu’il devait faire : toujours dire oui, jamais non. Si une demande était excessive, rester silencieux et attendre que le maître réalise qu’il y a un problème. L’information ne circulait que dans un sens : du maître au serviteur, comme dans l’administration française.

Une fois l’entrevue terminée, Babu demanda à Pierre-Victor l’autorisation de se rendre auprès de son oncle qui tenait un restaurant népalais à Osaka. Cela faisait des années que sa famille ne l’avait vu et il se devait de lui rendre visite afin de le saluer comme la coutume l’exige. Et, surtout, il avait l’intention de manger quelque chose car il mourrait de faim.

— Ah ! Ite ize eu restaurant proche… euh… clauze fraume ire(1) ?

Yes, Sir(2).

You can go. You can go(3) , répondit Pierre-Victor en lui faisant signe des mains de partir.

Et Babu sortit à la recherche de son oncle dans une ville dont il ne parlait pas la langue et où il n’avait encore jamais mis les pieds.

 

Vers dix-huit heures, Pierre-Victor décida qu’il était temps de partir. Il se leva, éteignit ses ordinateurs, pris ses affaires puis sortit du bureau. Il regarda à droite, à gauche. Pas de Babu.

Mais où était-il passé ?

Sa Majesté passa rapidement une tête dans le bureau de Konda sans rien dire puis partit en courant vers le plateau consulaire. Tout le monde était encore là mais pas de Babu. Il prit le couloir côté Mission économique.

On ne sait jamais, peut-être qu’il s’était perdu. En vain.

Pierre-Victor se précipita à nouveau dans le bureau de son secrétaire.

— Mon serviteur népalais ! Vous l’avez vu ?

Konda, surpris, ne répondit pas de suite.

— Je ne l’ai pas vu depuis qu’il est entré dans votre bureau. Je pensais qu’il y était resté.

— Vous pensez ! Mais c’est pas possible ! Il est parti voir son oncle qui a un restaurant à Osaka. Il aurait dû être rentré depuis longtemps. Oh, mon dieu ! C’est pas vrai ! Et s’il lui est arrivé quelque chose, j’en serais tenu responsable !

Konda le regarda sans répondre.

— Mais, bon sang ! Faîtes quelque chose ! Appelez la police ! Bougez-vous ! Il faut le retrouver le plus vite possible !

Konda resta impassible. Appeler la police pour prévenir qu’un petit Népalais fraîchement arrivé sur le sol nippon avait décampé du consulat français ? Mouais, pensa-t-il. Quelle excellente idée. Nous ne nous sommes pas encore ridiculisés avec la police d’Osaka, qu’à cela ne tienne.

— Vous connaissez le nom de son oncle ou de son restaurant ? demanda-t-il à Pierre-Victor.

— Comme si je le savais ! Bougre d’imbécile ! éructa celui-ci.

— Bon…

Konda réfléchit avant de répondre. Vu l’état dans lequel se trouvait le consul général, il était vain d’envisager une conversation sérieuse et rationnelle. Priorité numéro une : essayer de calmer Kuso puis réfléchir au moyen de retrouver petit Babu.

— Je m’en occupe, Monsieur le Consul général.

Et Konda prit le téléphone pour appeler les renseignements. Avec un peu de chance, l’oncle de Babu avait un restaurant népalais à Osaka et ce sera alors facile de le retrouver.

 

Pierre-Victor sortit en courant du secrétariat et se précipita vers le plateau consulaire.

— Babu a disparu, cria-t-il.

Tout le monde le regarda, les yeux écarquillés devant une telle débauche d’énergie.

— Mais… Qui est Babu ? demanda Atsumi.

— Purée ! Mais c’est pas possible, ma parole ! Je suis assisté de branquignols ou quoi ! Babu, mon serviteur népalais ! Il a disparu !

— Ah ! Le jeune homme qui est resté là assis toute la journée ?

— Dieu sait ce qu’il a pu lui arriver. Il faut appeler la police !

Pas plus que Konda, Atsumi n’avait envie de déranger les forces de l’ordre d’Osaka pour quelqu’un qui s’était sûrement perdu dans la ville et qui ne devait pas être très loin. Elle se tourna vers Yamamoto.

— Yamamoto ! Prends la voiture et essaye de le retrouver. Si cela se trouve, il doit être dans les environs mais il ne retrouve plus son chemin.

— Oui, tout de suite.

Yamamoto disparut en un éclair. Pierre-Victor resta désarmé face à la rapidité d’exécution de ses deux employés. Il n’avait pas prévu qu’ils réagissent aussi vite. Voyant qu’il se calmait un peu, Atsumi en profita pour l’éloigner.

— Monsieur le consul général, ne vous inquiétez pas. Nous allons tout faire pour le retrouver.

Et elle le guida doucement vers son bureau telle une infirmière prenant par la main un malade.

En chemin, elle s’arrêta dans le bureau de Konda.

— Alors ? Rien de nouveau ? demanda-t-elle

— Sais-tu qu’il existe une soixantaine de restaurants indo-népalais à Osaka ?

— Tant que cela ? Tu veux de l’aide pour les appeler tous ?

Onegai. S’il te plaît.

 

Ils appelèrent les autres membres du consulat et se répartirent la tâche afin d’appeler chacun des restaurants. En vain. Pas de Babu ou d’oncle Babu à l’horizon. Cela faisait maintenant une demi-heure qu’ils s’efforçaient de trouver une idée mais rien ne venait.

Dō shiyō ka ? Qu’allons-nous faire ? Keisatsu ni denwa ha dame yo ! Appeler la police est hors de question, ils vont nous rire au nez.

— Qui va informer Kuso que l’on a fait chou blanc ? souffla Fujisaki.

— Vas-y toi ! cria Atsumi qui voulait rentrer chez elle.

— Tant qu’il ne sort pas de son bureau, on ne bouge pas et on essaye de trouver une solution, dit Konda pour calmer son petit monde.

— Et le consulat du Népal ? Il doit bien en avoir un à Osaka ?

— Oui, je vais les contacter.

— On va passer pour des manches, encore.

— Tout ça pour retrouver son petit chien à sa mémère !

Atsumi commençait vraiment à s’énerver. Ce n’était pas de sa faute si Pierre-Victor avait déjà perdu son nouveau jouet.

—Si cela se trouve, avança Fujisaki. Il a vu Sa Majesté et il s’est enfui !

Tout le monde partit d’un éclat de rire salutaire. Cela permit d’évacuer la tension qui s’était accumulée. Puis Konda appela le consulat du Népal.

— Oui, Bonjour… Euh, Bonsoir. Je suis désolé de vous déranger à une heure aussi tardive. Je me nomme Konda Natsuo et je suis le secrétaire particulier du consul général de France en poste à Osaka, Monsieur Kuso. Ce dernier a eu l’honneur de recevoir un de vos compatriotes aujourd’hui dans son bureau mais nous sommes sans nouvelles de ce dernier. Il nous a dit qu’il avait un oncle restaurateur à Osaka et nous cherchons à contacter celui-ci.

— …

— Oui, je comprends… Bien sûr.

— …

— Euh, non… Je ne crois pas… On pense qu’il est perdu, c’est la première fois qu’il vient au Japon.

— …

— Oui, je comprends la difficulté de la situation… Bien entendu… Je vous remercie de votre aide… Yōroshiku onegai shimasu. Avec mes meilleures salutations.

— Alors ? demanda Atsumi.

— Rien. Ils ne peuvent pas nous aider. Il m’a conseillé de contacter les différents restaurants népalais dans la région. Je lui ai répondu que l’on avait déjà fait sans résultat.

À ce moment-là, Pierre-Victor sortit de son bureau.

— Alors ?

— Nous cherchons, Monsieur le consul général. Nous avons contacté le consulat général du Népal et nous appelons tous les restaurants népalais de la région, répondit Konda.

— Je n’aurais jamais dû le laisser partir, se désespéra Sa Majesté. Mais pourquoi l’ai-je laissé sortir ? Pourquoi ?

Konda se mordit les lèvres pour ne pas répondre.

Le consul sortit du secrétariat pour aller s’épancher sur l’épaule du premier venu à la Mission économique.

Pendant ce temps, le plateau consulaire était en ébullition et au complet malgré l’heure tardive. Il n’y avait rien à faire de plus que ce qui avait déjà été entrepris pour retrouver petit Babu mais il était impossible de partir. C’eut été un crime de le faire alors que le consulat vivait sa crise la plus importante de l’année.

Puis le téléphone se mit à sonner.

Atsumi courut prévenir le consul mais celui-ci était introuvable. Décidément, pensa-t-elle, c’est la journée ! Enfin, elle le trouva en train de se morfondre dans le bureau de Kuruma qui trépignait, prête à partir, son sac à la main.

— Monsieur le consul général, Yamamoto l’a retrouvé !

— Ah ! Enfin, c’est pas trop tôt ! grogna-t-il.

Atsumi fut surprise de sa réponse. Elle s’attendait à un peu plus de reconnaissance mais c’était mal connaître Sa Majesté !

Elle partit prévenir Konda de l’heureux dénouement.

— Et alors ? demanda-t-il.

— Yamamoto l’a retrouvé alors qu’il marchait dans la rue. Apparemment, il s’était perdu en revenant vers le consulat.

Uso ! C’est pas vrai !

— Si, si !

— Wahou ! Tout ce chambardement pour rien !

— Et oui ! Kekkyoku nan ni mo naranai. Tout ça pour ça.

Elle regarda sa montre.

— Bon, c’est pas tout ça mais je dois me dépêcher si je veux arriver à attraper un train express pour rentrer à la maison.

— Tu as raison. Après toutes ces émotions, il est temps de rentrer.

Exceptionnellement, ce soir-là, tous les membres du consulat et de la Mission économique partirent en même temps, tout en discutant de manière animée. 

 

 

 

(1) Ah, c’est un restaurant.. euh… proche d’ici ?

(2) Oui, Monsieur.

(3) Allez-y, Allez-y !

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