Sa Majesté chez les Nippons [Épisodes 26 et 27]

 

Le lendemain matin, au bureau, Pierre-Victor avait encore en mémoire l’horrible soirée qu’il avait passé dans le resto-poissonnerie de Kyoto. Lorsque Konda lui présenta son agenda de la semaine et qu’il se rendit compte qu’il allait devoir retourner dans l’ancienne capitale, il mit son veto, un refus ferme et définitif malgré l’insistance de son secrétaire.

En sortant du secrétariat, Konda croisa Atsumi. À sa tête, elle comprit que quelque chose n’allait pas.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Le consul ne veut pas aller à la remise du prix du Chrysanthème soyeux de cette semaine.

— Comment ça ! Mais c’est très important.

— Il trouve que c’est trop loin.

— Mais… C’est à côté…

— Il ne veut pas y aller.

— Tu as essayé de le convaincre du contraire ?

— Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ! J’ai tout essayé mais rien à faire, il ne veut pas en entendre parler.

Konda regarda Atsumi en silence. Il poussa un gros soupir et reprit la parole.

Dō shiyō ka ? Qu’allons-nous faire ?

Wakaranai. Je sais pas. C’est pas mon problème, dit-elle en s’éloignant.

 

C’était une réception importante qui aller se tenir dimanche prochain à Kyoto. On devait y remettre le prix du Chrysanthème soyeux. Toute la ville y serait, même des membres de la famille impériale, c’est dire l’importance de cette récompense. Tous les diplomates invités se feraient un plaisir d’y assister, tous sauf Sa Majesté…

Il allait falloir ruser, inventer un énorme mensonge, si énorme qu’il paraîtrait vrai. Mon Dieu, dō shiyō ka ? Que vais-je faire ? Le consul précédent était un abruti fini mais lui, au moins, il s’y était rendu.

Réfléchissons, voyons. Si on dit qu’il est malade, cela ne marchera pas. Qu’il est mort ? Konda esquissa un sourire, réfléchit un instant puis secoua la tête. Il soupira à nouveau. Tame-iki o suru to awase ga nigeru. « À chaque soupir, le bonheur s’éloigne d’autant. » disait le proverbe. À ce rythme-là, il ne connaîtra plus que le malheur.

Il n’y tenait pas mais il ne lui restait plus qu’une seule chose à faire : être aussi odieux que Sa Majesté. Il prit une grande inspiration et décrocha son téléphone.

— Oui ? Allo ? Oui, je vous appelle de la part de Monsieur Kuso, consul général de France. LE consul général de France. Il aurait été ravi de se rendre à la remise du prix du Chrysanthème soyeux. Il connaît très bien l’importance de cette récompense ô combien prestigieuse. Malheureusement, l’invitation nous est parvenue tardivement. Monsieur le Consul général a déjà des engagements.

— Euh… Je…

La jeune femme à l’autre bout du fil était estomaquée. Les invitations avaient non seulement été envoyées plus d’un mois à l’avance, comme le veut la bienséance, mais toute l’équipe avait pris soin avant d’appeler chaque invité pour s’assurer de sa présence.

Konda reprit : « Vous n’êtes pas sans savoir que LE consul général de France a un emploi du temps très chargé et qu’il ne peut se permettre d’annuler des rendez-vous très importants. »

— Oui… Oui… Je comprends…

— Je vous remercie de votre compréhension.

Il raccrocha rapidement. Il fallait être odieux jusqu’au bout pour ne pas perdre la face. Il soupira à nouveau. Le bonheur s’éloignait de lui à grand pas.

 

Le lendemain, par un hasard qui ne s’explique pas, l’ambassadeur de France eut vent de l’absence de Sa Majesté à la remise du prix du Chrysanthème soyeux. Un simple coup de fil de Tokyo suffit pour faire changer d’avis Pierre-Victor qui appela Konda pour lui dire que finalement il allait être présent à la cérémonie.

Ce dernier fut au bord de l’apoplexie. Il ne respirait déjà plus et espérait tomber raide mort. Plutôt crever que de rappeler l’Agence impériale ! Il retourna à son bureau encore sous le choc : Mais cet imbécile m’aura tout fait ! Ma parole ! Je n’en peux plus ! Je n’en peux plus !

Il eut alors un flash : il se voyait en train d’étrangler violemment Kuso. Il soupira à nouveau. Si seulement…

Il prit ses affaires et rentra chez lui.

 

 

 Un jeu cauchemardesque

 

Il était tard. Konda jouait les noirs. La partie avait mal débuté pour lui mais il avait réussi à reprendre l’initiative avant de la perdre à nouveau mais, jusqu’à présent, il avait su protéger ses points vitaux et c’était le plus important. Mais son adversaire était particulièrement agressif, à croire qu’il cherchait à l’écraser comme une vulgaire bête sauvage.

Mais l’attaque est mauvaise conseillère dans le jeu de go et Konda le savait bien.

L’essentiel est de ne pas se précipiter tête la première mais de prendre le temps de réfléchir pour anticiper les stratégies de son rival. Il était confiant : même si la brutalité de son compétiteur le déstabilisait, il n’avait qu’à faire preuve de patience et attendre que celui-ci fasse une erreur pour contre-attaquer, encercler ses pions et l’étouffer lentement comme on achève sa proie.

Mais son opposant était de plus en plus combatif. Konda n’arrivait pas à reprendre le jeu en main et il voyait ses libertés s’envolaient les unes après les autres sans qu’il ne puisse réagir. Il n’avait plus la capacité de conquérir de territoire tant il était occupé à sauver ses pierres. Il avait beau essayer de se défendre, son concurrent phagocytait le goban(1) de ses pions blancs.

Cédant à la panique, Konda transpirait abondamment. Il releva alors la tête et vit le visage de son rival grimaçant de triomphe. Les spectateurs autour d’eux applaudissaient en criant « Meijin, Meijin », « Grand maître, Grand maître ». C’était Pierre-Victor !

Il se réveilla en sueur. Un cauchemar, c’était un cauchemar. Il resta assis sur son futon, sa femme profondément endormie à ses côtés. Il leva la tête et aperçut une sublime lune qui brillait dans la nuit.

 

 

 

(1) Le goban est le plateau ou tablier sur lequel on dispose les pierres noires et blanches du jeu de go..

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