Sa Majesté chez les Nippons [Épisode 17]

 

— Bureau des visas, bonjour.

Pas de réponse. Comme cela se produisait souvent lorsqu’une personne japonaise appelait au téléphone, elle ne parlait tant qu’on n’avait pas prononcé la phrase magique :

Moshi, moshi ? Allô ? Service des visas du consulat de France, annonça Géraldine en japonais.

Son interlocutrice se lança alors dans un déluge de mots. C'était comme si un barrage venait de céder : submergée, Géraldine ne comprenait plus rien, elle n’arrivait même pas à saisir la moindre syllabe. Elle pensa à une erreur et attendit que le torrent de paroles s’arrête avant de demander à nouveau en japonais :

— Le service des visas. En quoi puis-je vous aider, Madame.

Et le déferlement redoubla de force. Apparemment, il y avait un problème mais Géraldine ne savait pas lequel. Elle jugea plus sage de passer la communication à sa collègue japonaise.

— Fujisaki, peux-tu me prendre l’appel, c’est… comment dire, c’est bizarre. Y’a quelque chose qui cloche.

— Oui, bien sûr. Moshi, moshi ?

— …

— Ah, bonjour Madame Maréchal. Comment allez-vous ? Vous voulez parler avec Monsieur le consul général. Ah, on a dû mal vous orienter, je vous passe son secrétariat. Avec plaisir. Au revoir, Madame Maréchal.

Géraldine était perplexe. La personne au bout du fil était donc française. Enfin, pas tout à fait. C’était Françoise Maréchal, une Française « tatamisée », qui était restée bien trop longtemps au Japon. Elle avait connu son heure de gloire dans les années soixante lorsqu’elle faisait fureur à la télévision avec son accent français. Sa célébrité lui avait permis de faire fortune grâce à des publicités où on la voyait récurer les toilettes avec un immense sourire. Au fil des ans, elle était devenue incontournable pour toute personne désireuse de travailler dans le secteur de la mode à Tokyo, non pas pour ses conseils avisés mais sa capacité de nuisance : elle avait le pouvoir de détruire votre carrière avant même que celle-ci ait commencé.

 

— Mon cher Pierre-Victor, comment vas-tu ?

— Oh, mais c’est toi, Françoise ?

— Oui, c’est moi.

— Mais quel plaisir que t’entendre ta voix, ma chère, susurra Cusseaud.

— Toujours aussi flatteur, minauda Madame Maréchal.

— Alors, comment cela se passe à Tokyo ? Vas-tu bientôt venir nous voir, ici, à Osaka ?

— Tout se passe à merveille. J’ai plusieurs défilés en préparation plus une exposition sur les peintres impressionnistes français inspirés par l’art japonais. Ce sera un enchantement, je t’enverrai les invitations dès que tout sera prêt.

— Je n’en doute pas. Tu transformes en or tout ce que tu touches.

— Tu es un gentleman. Te l’a-t-on jamais dit ?

— Jamais par une femme aussi belle.

— Je suis touchée.

L’échange de flagornerie commençait à tourner dans le vide. Pierre-Victor prit l’initiative.

— Alors ? Tu as pu parler avec la jeune femme qui s’occupe du bureau des visas ?

— Parler est un grand mot. Tu es sûr qu’elle a fait des études supérieures en japonais ?

— D’après ce que j’ai compris, elle est diplômée des Langues’O.

— Ah, mon cher ! Les Langues’O ! J’y ai étudié, moi aussi ! Un ramassis d’incapables ! On sort de là en ne sachant pas parler japonais, c’est bien connu !

— Ah… Je pensais que c’était la meilleure école pour apprendre le japonais.

— La seule, oui ! Rien ne vaut de vivre dans le pays pour vraiment maîtriser cette langue. Crois-moi, une langue, on l’apprend en vivant sur place, pas à l’école, encore moins à l’université et surtout pas dans les livres.

— Et alors ? Que penses-tu de son niveau en japonais ?

— Hélas, mon cher. J’ai bien peur qu’elle n’ait pas compris un seul mot de ce que je lui ai dit.

— Ah, je m’en doutais. C’est toujours pareil. Quel culot, vraiment ! Prétendre être bilingue français-japonais et ne pas être capable de comprendre cette langue. De toute façon, même en français, elle fait des fautes. Grâce à toi, je sais à quoi m’en tenir. Je te remercie de ton aide. Tu as été formidable.

— C’est si peu de chose.

— Non vraiment, tu es extraordinaire.

— Mais non, mais non, tu exagères…

Et les flagorneries reprirent de plus belle.

 

Cusseaud raccrocha en souriant : il avait ce qu’il voulait : une bonne raison de ne plus garder le grizzli femelle qui travaillait au service des visas et comme trouver un remplaçant dans un temps aussi court était impossible, il allait pouvoir rédiger un superbe rapport au ministère leur expliquant les raisons d’une fermeture nécessaire et inéluctable du service des visas permettant ainsi de réaliser les premières économies dont ce consulat avait grand besoin.

Pierre-Victor irradiait de bonheur.

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