Sa Majesté chez les Nippons [Épisode 11]

 

Le choix du restaurant fut vite décidé, l’équipe de la Mission économique mangeant tous les jours dans le même. Il avait le double avantage de se trouver à moins de dix minutes du consulat et d’avoir des menus d’une simplicité déconcertante : spaghetti ou pâtes.

C’était un simili-resto italien qui n’avait pas grand-chose à voir avec un ristorante mais qui convenait parfaitement à Turbot-Vaquin et sa clique qui en avaient marre de manger du riz et du poisson tous les jours.

La sélection du vin fut laissée à l’appréciation du consul général qui ne choisit ni le moins cher au risque de passer pour un rapiat, ni le plus cher parce qu’il existe une limite à la générosité humaine. Il fit une moyenne entre les deux extrêmes et opta pour celui dont le prix était le plus proche. Il montra du doigt le vin choisi à son adjoint qui l’approuva sans hésitation.

— Excellent choix, Monsieur le consul général.

Le doigt toujours sur la même ligne, Pierre-Victor se tourna vers la consule adjointe.

— Excellent choix, en effet, bafouilla-t-elle.

Tel un chef d’orchestre, le consul s’enquit des desiderata de chacun. Il se racla la gorge plusieurs fois pour essayer d’attirer l’attention de ses subordonnés mais ils étaient tous en grande conversation avec leurs voisins respectifs, ne prêtant aucune attention au nouveau consul.

Au bout d’une minute, celui-ci commença à s’énerver et frappa alors d’un grand coup sur la table. Tout le monde sursauta, tournant vers lui des yeux grands ouverts et horrifiés. Il les regarde avec haine, le menton relevé et dédaigneux. Puis, en un instant, réalisant qu’il avait toute leur attention, il arbora un immense sourire tout en levant les bras :

— Qui veut commander ? demanda-t-il tel un maître d’hôtel.

Chacun regarda son menu.

— Bon, on va procéder par ordre, comme à l’école. Kuruma, vous me ferez plaisir de bien vouloir noter les désidératas de chacun. Turbot-Vaquin, que prenez-vous ? Votre voisin ? Il n’a pas encore choisi ? Vous êtes bien difficile. Vous ne voyez pas que vous nous faîtes tous attendre ? Ah, enfin. Bon, sa voisine ? Allez, on se dépêche. Une salade, pourquoi pas, c’est parfait pour les herbivores… Son voisin ?

Pierre-Victor continua le tour de table, interrogeant chacun et décochant une réflexion telle une flèche empoisonnée à ceux qui n’étaient pas assez rapide.

Lorsque la serveuse arriva, il se tourna vers Kuruma qui donna la liste des choix à la servante. Certains n’eurent pas vraiment ce qu’ils voulaient mais cela n’avait aucune importance : personne n’avait envie de se plaindre et de s’attirer les foudres du nouveau consul à nouveau devant tout le monde.

Chacun était assis en fonction de sa nationalité ou de son ministère de tutelle. Pierre-Victor avait à sa droite, son adjoint, et à sa gauche, son adjointe. Il lui revenait de diriger la conversation : il détestait cela mais, à force de rencontrer des gens sans intérêt, il était devenu un expert en badinage. Il se tourna alors vers la consule adjointe :

— Mâdâme Tâtain, auriez-vous, par le plus grand des hâsards, un lien de fâmille avec les fameuses sœurs Tatin et leur tarte ?

Elle s’attendait à la question. Tout le monde qu’elle avait pu rencontrer au cours de sa vie lui avait posé la question. Sans compter les appels téléphoniques et les blagues stupides qu’elle avait dû endurer. Un temps, elle chercha même à se marier mais, manque de pot, le seul qu’elle aimait suffisamment était son cousin qui portait le même nom de famille. Son hésitation fut telle qu’il l'abandonna pour une autre cousine…

— En effet, Monsieur le consul général, ce sont mes arrière-arrière-grand-tantes.

— Mais, c’est renversant ! dit-il en s’esclaffant.

— N’est-ce pas ?

— Vous excuserez ce mot d’esprit mais j’aime bien taquiner mes collaborateurs. Tout particulièrement, mes collaboratrices, dit-il en lui lançant un clin d’œil trop appuyé pour être naturel.

Elle resta silencieuse : elle détestait les supérieurs hiérarchiques qui essayaient de s’approprier les faveurs de leurs subordonnés en faisant preuve d’une familiarité de façade. Elle allait devoir supporter ce pantin de Bercy pendant les quelques mois qu’il lui restait à faire.

Elle en avait connu des petits chefs. Plus le temps passait, plus il lui était difficile de travailler avec eux. Elle aurait aimé passer ses dernières années à Paris, au Département, dans un de ces nombreux services placards où l’ennui était la principale distraction. Seulement, elle avait besoin d’argent pour s’acheter une nouvelle maison et il y avait ce poste si bien payé à Osaka. Comment refuser une telle opportunité ? Peut-être, aurait-elle dû : le whisky européen et le vin coûtaient une fortune au Japon et elle n’arrivait pas à s’habituer au goût du saké.

Elle avait fait une belle carrière au sein de ce ministère : elle avait réussi à apprendre deux langues étrangères, du moins à se faire comprendre lorsqu’elle se trouvait à l’étranger, alors qu’elle n’avait que le brevet des collèges en poche. À Paris, elle encadrait des agents de catégorie C dont une grande majorité était issue de l’enseignement supérieur. Elle avait pris l’ascenseur social pendant que ces derniers descendaient l’escalier, poussés par la crise. Elle était entrée au Quai d’Orsay très jeune, en même temps qu’un ancien Premier ministre qu’elle tutoyait, ce qui n’était pas donné à tout le monde. Et maintenant, elle se retrouvait seule, à l’autre bout de la planète, dans un pays dont la société était aussi opaque que son écriture.

Tout comme ses collègues japonais, elle aurait aimé avoir un consul général issu du corps diplomatique pour la soulager non seulement de la charge de travail mais aussi de l’écrasante responsabilité qui était la sienne lorsqu’elle signait un visa ou un passeport. Sa main se mettait alors à trembler dès qu’elle devait apposer son nom sur ces foutus documents. Elle n’avait qu’un seul et unique moyen pour éviter tous ces tremblements et elle se détestait pour cela. Tout avait commencé à Paris au fur et à mesure que son niveau de responsabilité augmentait. Elle ne pouvait refuser, son salaire s’appréciant d’autant.

Jusqu’à présent, elle avait tout fait pour que ses collaborateurs ne se rendent compte de rien et elle en était fière : personne ne s’était aperçu de quoi que ce soit. Jamais, elle n’eut droit à la moindre allusion. Mais ici, au Japon, tout était différent.

Elle avait hâte de partir en retraite. Son travail ne l’intéressait plus et elle comptait les jours jusqu’à sa date de retour à Paris. L’arrivée du nouveau chef était une épreuve supplémentaire pour elle. Elle allait devoir faire des efforts pour lui plaire et elle n’en avait plus la force.

Aujourd’hui, c’était la « journée test » avec le nouveau dindon de la fête. Ce déjeuner était une mauvaise idée. Elle mourait de soif. Elle ne parvenait plus à se concentrer sur les paroles sans intérêt de ce consul d’opérette. Toute son énergie était employée à combattre la fringale qui dévastait son cerveau et cette lutte inégale ne faisait que renforcer son envie de boire.

Enfin, les premiers plats arrivèrent. Les bouteilles de vin, aussi. Lorsque la serveuse déboucha la première, le bruit se propagea en elle au point d’étouffer tous les échanges alentour. Elle regardait le liquide rouge versé dans le verre de son voisin comme hypnotisée. Quand ce fut son tour d’être servie, elle resta immobile, retenant sa respiration de peur de se trahir par un mouvement brusque devant tout le monde.

Chacun prit son verre. À des « Santé ! » répondirent des kanpaï, accompagnés de tintements cristallins. Puis chacun trempa ses lèvres dans le nectar pourpre. Pour Madame Tatin, ce fut une délivrance. Elle se sentait mieux, elle pouvait désormais participer à la conversation ambiante.

— Un excellent choix, Monsieur le consul général, dit-elle.

— N’est-ce pas ? répondit-il tout en se tournant vers elle.

Le consul était consterné. Son adjointe avait descendu son premier verre d’une seule traite comme une vraie alcoolique. Il avait à peine bu une gorgée qu’elle reposait déjà le sien vide sur la table. Il était dégoûté de voir une femme qui aimait autant l’alcool mais, en même temps, l’envie le titillait de remplir son verre à nouveau pour se délecter du spectacle qu’offrait la faiblesse humaine.

Il était temps de manger, le meilleur moment du repas, lorsque toutes les bouches sont occupées à mâcher au lieu de proférer des inepties. Comme il pouvait s’y attendre, les spaghettis étaient infects et Pierre-Victor Cusseaud ne toucha à peine son assiette regardant ses employés se jetaient sur la leur. Mangez, mangez, gavez-vous, se dit-il. Vous n’êtes que des animaux, des bêtes ignares prêtes à manger n’importe quoi et à s’en délecter.

— C’est délicieux, n’est-ce pas ? dit-il à sa voisine.

— Le vin est excellent, précisa-t-elle, les yeux brillants.

Il avait été prévu que, lors du repas, chacun se présente mais il y avait trop de monde et Pierre-Victor fut accaparé par son adjoint pendant la majeure partie du déjeuner. Madame Tatin, quant à elle, s’était lancée dans un joyeux monologue que seule la personne à ses côtés, Murakami, écoutait d’une oreille distraite.

Après les cafés, tout le monde repartit comme ils étaient venus, ceux de la chancellerie d’un côté, ceux de la Mission économique de l’autre. Le consul profita de la cigarette de son adjoint pour lui fausser compagnie et rejoindre son bureau avant de s’occuper de ce qui était vraiment important : rédiger un télégramme diplomatique à l’attention de Paris pour leur demander une nouvelle berline.

Car, l’apparence est cruciale dans les relations internationales : même si la pompe appartient à des temps révolus, les diplomates de différents pays ne peuvent s’empêcher de dénigrer leurs collègues sur des détails insignifiants. Il importe alors d’avoir le plus beau bureau, la plus belle vue, les plus beaux costumes, la plus belle femme, à défaut la plus belle maîtresse ou la plus belle voiture. 

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